Le grand poème épique du grec Homère, l’Iliade, raconte les exploits des héros placés sous le regard des dieux de l’Olympe. Les histoires qu’il contient mettent en lumière les passions et les vertus humaines. Mais quel genre de héros Homer nous présente ? Et la façon dont il regarde à travers eux les hommes en guerre, comment nous touche-t-il ? Que nous dit-il de notre humanité ? 
Le « poème de l’homme en guerre »Hector et Achille de Sascha Schneider (1923-1926). Huile sur toile. @BRIDGEMAN
Avec cette formule lapidaire, l’helléniste et écrivain suisse André Bonnard définit l’Iliade, une épopée bruyante du combat, qui nous transporte sous les murs de Troie, ville semi-légendaire et semi-historique située en Asie Mineure. De l’autre côté de la mer Égée, les Achéens assiégent la ville depuis neuf ans. L’histoire est basée sur un fait historique datant du XIIe siècle avant notre époque : « La rivalité économique des premières tribus grecques s’est installée soit en Grèce proprement dite, soit les Achéens deMycènes, ou sur la côte asiatique de la mer Égée, les égéens de Troie » (André Bonnard). Le fait est devenu une légende : pendant plusieurs générations, les Aedes, les chanteurs poètes qui improvisent leurs chansons, l’ont nourri, le perpétué, enrichi de nouveaux épisodes jusqu’à ce que l’un d’eux, connu sous le nom d’Homer, ait l’idée d’organiser un poème vaste et ambitieux basé sur ces données largement imaginaires remontant à quatre siècles. La légende concerne à l’origine une femme, Helen, connue comme la plus belle femme du monde : épouse du roi de Sparte, le grec Menélas, elle est enlevée lors d’une razzia par le prince de Troie Parris (que Homère appelle parfois Alexandre), fils de Priam, le roi de Troie ; rassemblé autour du roi de Mycénae, Agamemnon, les dirigeants grecs prennent la mer et assiégent Troie, où Pasis et Hélène se réfugièrent. Cet enlèvement a en fait une origine divine, une pomme d’or, appelée « pomme de discorde », sur laquelle est gravée l’inscription « Pour les plus beaux ». Trois déessesdiscuter les uns avec les autres : Hera (épouse de Zeus), Athéna (déesse de la sagesse) et Aphrodite. Pour décider, ils font appel au jugement du beau Pâris « avec le visage de Dieu », qui choisit Aphrodite. En récompense, la déesse de l’amour (la Vénus des Romains) décide de favoriser l’amour du jeune homme qui, par son choix, a attiré la haine des deux autres déesses. Ces éléments du récit mythologique autour de la légende de Troie sont absents de l’Iliade, qui se contente d’une allusion discrète au jugement de Paris. 
Mais il est frappant de constater que dans ce poème épique exaltant l’ardeur du combat, les guerriers en guerre ne l’aiment pas. En effet, comme le souligne le philosophe Marcel Conche dans ses Essais sur Homère, « à part quelques têtes brûlées, les Grecs et les Troyans ne sont en aucun cas des fauteurs de guerre ». Ils n’aiment pas « la guerre qui fait pleurer ». Ils préfèrent la paix, le bonheur de vivre en paix, chez eux parmi les leurs. Aussi lors de l’élaboration, à laDans la chanson III, la possibilité de régler le conflit par une bataille singulière entre Pâris et Menelas, les guerriers des deux côtés accueillent avec joie la proposition :
Immortels fauteurs de guerre, mortels de chair et de sang
Les Grecs et les chevaux de Troie sont condamnés à souffrir, à combattre et à mourir parce que, même s’ils ont de la bravoure et même s’ils sont habités par le désir de vivre en paix, ils n’ont pasle pouvoir. Ce sont les dieux de l’Olympe qui le tiennent. Ils font les hommes ce qu’ils veulent et les livrent au pouvoir d’Arès, dieu de la guerre et de la destruction, fléau redouté, « buveur de sang », « meurtrier », « peste des hommes ». Les Grecs et les chevaux de Troie sont les plus touchés par la discorde qui règne parmi les dieux. Homer les dépeint, comme les humains, mûrs comme eux par des passions violentes, avec la seule différence que certains jouent simplement là où d’autres jouent leur vie.La guerre les divise aussi en deux camps : cinq grands dieux étaient du côté des Grecs, Héra, Athéna, Poséidon, Héphaïstus et Hermès ; quatre autres dieux étaient sur le côté des Troyans, Apollon, Artémis, Aphrodite et Arès (qui changent parfois de côté). Au-dessus d’eux, Zeus, souverain des dieux, doit jouer des fins politiques parce que son attitude dépend de son maintien au pouvoir : il épargne les Olympiens favorables aux Grecs parce qu’ils le menacent potentiellement. « La vengeance est plus douce que le miel. » —Homère
Comme le souligne Marcel Conche, il y a un écart entre le Zeus « très glorieux, très grand », « sage », garant des serments et de la justice, comme les mortels le perçoivent, et le vrai Zeus, plein de ruse et de malice, qui, par intérêt, finit par basculer l’équilibre en faveur des Grecs, sous l’influence de sa femme Hera et sa fille XXX, l’un et l’autre aussi éloquent et vindicatif. 

Homère de Jean-Baptiste Auguste Leloir (1841). Huile sur toile, hommage à L’Apothéose d’Homère d’Ingres (1827). Musée du Louvre (Paris). DR Achille et Hector
Le caractère central de l’Iliade est Achille, fils grec de Pelée. Dès le premier verset, Homère indique le sujet qu’il traitera : « Colère, chantez-la, déesse, celle de Pelide Achille. » Une terrible passion qui transforme Agamemnon, le chef des Grecs, en objet de haine, cette colère entraîne le retrait du plus fort desDes guerriers achéens. Les chevaux de Troie commencèrent alors à prendre la relève à tel point que Patrocle, qui avait emprunté les armes de son ami Achille, mourut par Hector. Cette disparition inattendue bouleverse Achille et précipite son retour sur le champ de bataille : il veut venger la mort de Patrocle, sa haine a maintenant pour objet Hector, qu’il fera tout pour détruire. Achille est un héros singulier : il « dépasse la proportion habituelle du héros humain, sans toutefois être le moindre du monde divin » (Marcel Conche) Comme les autres mortels mis en scène par Homère, il est attaché à la vie : « Rien pour moi ne vaut le souffle de vie ». Et il sait que ce bien est fragile : « Le souffle d’un homme ne revient pas en pillant ou en acquérant quand il a franchi la barrière des dents. » Quand il se retire du champ de bataille, il a la tentation de retourner au pays pour mener une existence pacifique, à l’opposé de la vie d’un guerrier avide de prouesses et de gloire : La mort de Patrocle al’effet d’un électrochoc. Elle éveille à Achille des passions très humaines — douleur, haine, désir de vengeance… Sa vraie nature n’est pas de faire des choix sereins et paisibles, mais de vivre intensément des passions : « son âme est comme un ciel vaste, jamais serein où la passion s’amasse et éclate des orages incessants » (André Bonnard). Il agit en conséquence. Il se jette ensuite sur les chevaux de Troie avec une ardeur furieuse qui lui donne la force irrésistible d’une catastrophe naturelle : 
Il se bat pour la terre qu’il aime, pour le salut de son peuple, pour défendre tous les biens terrestres auxquels il est attaché : il agit comme mari, père, ami, frère, citoyen. Sa grandeur, différente de la gloire d’un Achille, est d’autant plus impressionnante qu’il est conscient (comme Achille, en passant) qu’il mourra au combat. Il sait ce qui arrivera après sa mort, quand il n’est plus là, garantissant la pérennité de sa famille, de sa ville et de tout ce qui aurait pu faire le bonheur d’une longue vie en paix. Il le confie à sa femme Andromaque. Face àAchille, héros glorieux, qui appartient au « monde achéen du pillage et de la guerre », Hector a sa propre grandeur : il « annonce le monde des villes », dit la sagesse des pactes, des affections familiales, qui préfigurent la plus grande fraternité des hommes » (André Bonnard). Achille est un héros immense et archaïque, Hector est un héros plus humain, plus moderne et probablement plus touchant pour nous lecteurs du 21ème siècle. L’ humanité retrouvée
L’Iliade nous montre des guerriers qui, pendant les batailles dans lesquelles ils luttent pour leur survie, sont brutaux et cruauté. Si l’on définit l’être humain comme la capacité d’être sensible à la souffrance des autres, d’être prêt à voler à leur aide, même si celui qui a besoin de notre aide nous est inconnu, il faut noter que les héros d’Homère, quand ils se battent, montrent peu d’humanité. Achille le premier — sa cruauté est à la mesure de son héroïsme : il se montre impitoyable pour ses adversaires ; sa démesure le ferme à toute l’humanité. Quand, dans les chansons XX etXXI, il retourne sur le champ de bataille, massacrant les chevaux de Troie à tour d’armes, on le voit confronté à de jeunes ennemis qui le supplient de les épargner. Certains, comme Lykaon, le font avec une éloquence écrasante. En vain. La fureur guerrière d’Achille et son désir de vengeance l’emportent sur tout autre sentiment. Mais l’humanité n’est pas absente du poème. Elle revient à la première quand Homère évoque « l’immensité de la douleur et des larmes que signifie la guerre » (Marcel Conche) — les larmes de femmes, d’enfants, de parents, d’amis et de tous ceux qui pleurent celui qui a disparu. « Du combat, seuls les lâches s’éloignent. » — Homère
Surtout, elle donne sa lumière particulière à la conclusion de l’Iliade. Le poème ne se termine ni sur la mort d’Hector, ni sur celle d’Achille (annoncée), ni sur la prise de Troie (le poète latin Virgile le racontera des siècles plus tard dans son Énéide). Elle se termine par un chant de communion en larmes : les dieux, indignés de voir Achille, ivres devengeance, brutaliser le cadavre d’Hector, inspirer le roi Priam une expédition vers le meurtrier de son fils. Il arriva à Achille, se mit à genoux, embrassa ses mains, « terrible tueur d’hommes, qui avaient tué tant de ses fils », et le supplia de lui.Rendez le corps d’Hector : 




